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Entretien avec Vincent Mignerot (2)

Par Catherine Redelsperger

29 avril 2015, Paris.

 

CR

D’un point de vue anthropologique, à cet endroit-là sur la différence entre l’animal et l’homme, nous sommes juste à une frontière. Et vous l’abordez un peu dans votre livre, la question du transhumain. Je trouve cela très intéressant par rapport à notre difficulté à nous situer à la frontière de l’animal et du robot avec la question : qu’est-ce qui fait qu’un être humain est un être humain ? En Occident, nous avons séparé nature et culture, de manière abstraite, conceptuelle. Ceci a pour conséquence que nous avons énormément de mal à accepter la part animale, et avec la robotique, nous nous cognons à l’autre frontière, avec des robots ayant une capacité d’intelligence émotionnelle et engrammant de la mémoire : quelles sont les conséquences sur la définition d’un être humain ? En quoi ce robot est différent d’un être humain ?

 

VM

Si l’on doit définir une différence qualitative, effectivement les synesthètes s’en font en général les témoins, involontairement. Dans les objets qui sont justement de nature synesthésique, c’est là où la synesthésie est un environnement qui n’est pas du tout celui qui est reconstruit par le cerveau. La synesthésie est un environnement adaptatif qui est beaucoup plus proche du vécu du nouveau-né ou du jeune enfant, parce que c’est un univers qui fonctionne non par des objets juxtaposés les uns par rapport aux autres, mais qui fonctionne d’abord dans les liens d’objet en objet, et ce lien tient tous les objets. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’interaction d’un objet sans effet sur d’autres, et cela, c’est très différent de la pensée occidentale. Mozart, quand il décrivait une symphonie qu’il percevait visuellement, il ne savait pas qu’il parlait de synesthésie, on peut en déduire avec le recul qu’il était probablement synesthète. Il se promenait dans une symphonie qui était un objet immobile. Et c’est le fait qu’il soit lui, mentalement, dans cet objet, qui recomposait une temporalité. Il retrouvait dans cet objet tridimensionnel à la fois chaque timbre, chaque voix, chaque instrument et la motricité. C’était quelque chose qu’il pouvait jouer dans presque n’importe quel ordre, parce que l’on est dans un univers qui n’est pas structuré dans une linéarité identique à celle du temps subjectif que l’on a construit culturellement, conventionnement entre chaque humain, parce que c’est cela qui va permettre de communiquer et d’être en phase avec l’autre. Donc, l’on part d’une animalité, et probablement les animaux vivent-ils dans cet univers qui est plus proche d’un enfant et d’un synesthète que de celui d’un humain rationnel occidental, etc. L’humain se construit quant à lui dans la construction artificielle de ces objets. En partant d’une expérience sensible, il va détourer des concepts, détourer des objets. Il les considère comme indépendants les uns des autres pour réaliser certains objectifs – et c’est là où l’on en revient à une anthropologie, et éventuellement aux problématiques écologiques de l’esprit que je propose. L’utilité pour l’humain d’avoir appris à détourer les objets est de les manipuler sans être contraint par la totalité de l’expérience sensible dont il a hérité en tant qu’être vivant. Et du coup, il peut cloisonner certaines expériences de son réel, qui lui permettent de séparer dans son environnement ce qui lui est profitable et ce qui ne l’est pas. Il faut forcément que ce qui se passe dans le réel ait des manifestations dans l’esprit, collectives ou individuelles, mais la construction individuelle ou collective est quelque part en opposition au mouvement synesthésique. Il n’y a pas de circonscription d’objet dans la synesthésie. Il y a circonscription d’objet dans l’esprit humain. Et cette circonscription d’objet permet à l’humain d’agir, d’avoir une emprise sur son environnement, elle lui permet d’extraire des propriétés de l’environnement dont il profite tout en rejetant les effets négatifs. Ce mouvement s’est fait probablement très très tôt, mais très progressivement. Je ne dis pas que c’est la source même de la différence entre les autres espèces d’animaux et nous. Je dis que cela s’est construit parce que l’être humain a potentiellement eu des capacités qui lui ont permis de profiter de l’environnement au-delà de ce que les autres vivants dont il est issu ont pu faire. Cet au-delà l’a contraint, l’a amené à déconstruire une perception globale, pour construire une conceptualisation, des objets circonscrits. On entre dans les premiers éléments de langage métaphorique, ensuite dans les premières projections totémiques ; quand on circonscrit un objet, on a besoin ensuite de le réinvestir dans le réel parce que s’il existe dans l’esprit, il faut malgré tout qu’il ait une concrétude, sinon il perd son sens. Donc on peut imaginer que les premières peintures rupestres, les premiers signes, les premiers symboles sont des re-manifestations dans le réel d’objets artificiellement construits, que nous avons réarticulés pour construire petit à petit une autre histoire, autrement symbolique, et qui est celle sur laquelle l’on s’adapte en tant qu’être humain, avec toute la richesse de ces différentes histoires qui se sont construites, par opposition les unes aux autres. Il y a 10 000 ans avec nos super pouvoirs de chasseurs. Lorsque l’on a – et c’est quasiment une certitude à présent – exterminé la mégafaune, en conquérant au fur et à mesure l’ensemble des terres, les mammouths, tous les grands mammifères, les lémuriens de deux mètres. Il y a tant de traces qui disent que c’est nous qui avons chassé que l’on peut présupposer que c’est nous qui les avons exterminés. C’était extrêmement compliqué pour nous de retrouver une permanence à ces objets, nous étions presque contraints par les forces naturelles à exterminer, pour notre adaptation. Et nous avions besoin de leur assigner une continuité, sinon c’était l’angoisse. Si nous étions à cette époque-là dans l’obligation d’exterminer ce dont on dépendait sans croire à la permanence de ce dont on dépendait pour vivre, on était acculé, et probablement nous aurions disparu. Nous avons artificiellement reconstruit une permanence aux objets que l’on détruisait. Et c’est à partir de ces objets artificiellement construits que l’on a continué à avoir une adaptation permanente, alors que les informations du réel nous condamnaient. Peut-être les premières peintures rupestres sont-elles des tentatives de donner matériellement, concrètement, une continuité à des objets qui étaient en train de disparaître dans le réel. Et après on a ritualisé, on a construit des légendes autour de ces objets-là.

 

CR

Aujourd’hui, la science-fiction crée des mythes comme celui des exoplanètes, avec la question : y a-t-il une Terre ou plusieurs Terres ? Ce sont des fictions pour supporter la destruction de la planète, construites sur la destruction passée et future. Est-ce du même ordre ?

 

VM

Oui, je le pense, complètement. Lorsque l’on s’est trouvé à devoir réprimer notre perception progressivement, ou à la transmuter dans des éléments symboliques, l’on retrouve la perception, mais elle n’est plus totale. Il n’y a plus le lien avec les objets et là, il s’est produit une perte d’information. C’est-à-dire que quand un animal s’adapte, il sait exactement la limite à ne pas dépasser, sinon il risque de se faire taper par plus fort que lui, ou s’il mange tout son environnement, il risque de crever de faim. C’est parfaitement circonscrit parce que son interaction est reliée à tous les éléments du réel, et les éléments extérieurs aux objets auxquels il pense viennent le rappeler à l’ordre. Nous nous sommes retrouvés avec un manque. On a dépassé le cadre de ce qui a permis à la vie d’être compatible avec elle-même pendant des milliards d’années. Les lois naturelles, nous nous en sommes affranchis, nous les avons perdues. Mais nous ne pouvons pas vivre sans loi. Donc les objets que nous avons construits, particulièrement dans des narrations, portent des lois, mais qui sont artificiellement construites et qui nous appartiennent en propre. Je parle de n’importe quelle mythologie. Je parle du Déluge, je parle de l’épopée de Gilgamesh. Je parle des lois que nous avons projetées sur le réel artificiellement, dans un réel métaphysique. Nous nous sommes dit : si les lois ne sont plus de notre perception directe, car si nous nous contentons de cela nous mourrons, alors nous allons les projeter à l’extérieur et nous allons projeter des dieux. Les dieux ont des systèmes de loi très impériaux. Mais pas les lois naturelles. Et les lois que les mythologies écrivent sont des lois qui sont toujours compatibles avec l’exploitation de l’environnement. Toujours compatibles, dans une forme de régulation, plus ou moins politisée. Parce qu’on le sait bien, les mythologies sont avant tout utilisées par les leaders pour expliquer et interpréter des relations à l’environnement concret, lors de telle période de famine, avec au contraire telle période de champs hyper-fertiles, ou telle inondation. Donc nous avons pris des éléments du réel et nous les avons interprétés pour continuer à optimiser une forme d’adaptation tout en étant dans une forme de dérégulation de notre rapport à l’environnement. J’ai relu l’épopée de Gilgamesh récemment et clairement, la construction de l’épopée, c’est légitimer, en faisant appel aux dieux, d’aller couper la forêt de cèdres, parce qu’on en a besoin pour faire des portes et des tables. Et il faut bien donner une explication à cela. Car on sait bien que si on va couper la forêt de cèdres, l’on se met en danger, forcément, mais en même temps on en a besoin.

 

CR

Donc rien de nouveau sous le soleil…

 

VM

Eh oui. Axel Kahn a fait une conférence – disponible en vidéo – au Collège de France la semaine dernière où il explique clairement que ce qui est évoqué dans l’épopée de Gilgamesh, que ce soit les relations aux femmes, les relations amicales, les relations aux dieux, aujourd’hui, on le comprend très bien. Pourtant cela a 4 000 ans.

J’espère que ce que je vous dis vous paraît cohérent et pertinent.

 

CR

Oui, tout à fait, je comprends mieux l’enjeu des objets que j’avais admis pour suivre le raisonnement en vous lisant, mais que je n’avais pas pleinement compris. Les liens entre les objets me parlaient en tant que systémicienne, mais je n’avais pas compris la matérialité de l’objet comme point de départ.

Je reviens à l’exemple du chimpanzé qui a une interaction avec des objets de manière très locale. De fait, j’ai une question concernant la mondialisation et l’accès global à l’information : cette possibilité ne vient-elle pas encore plus troubler ce mouvement de séparer et de chercher à relier ? C’est comme si nous devenions fous parce que nous cherchons à une échelle planétaire et cosmique à faire des liens, alors que nous nous sommes organisés pour ne surtout pas faire de liens. Et que cela crée une dégradation supplémentaire, une espèce de folie cognitive. 

 

VM

Oui, étymologiquement, ou tout au moins dans la définition du dictionnaire, le délire c’est tenir un discours non compatible avec la réalité. Les différentes mythologies que nous avons construites, si on les regarde sur un plan thermodynamique, si on regarde leur effet sur le monde, nous voyons bien qu’elles sont discordantes. Cette hypothèse est un peu grossière dans les deux sens du terme, car ce serait un peu disqualifier l’humain. On peut dire que la construction de l’humanité s’est faite en tant qu’elle a élaboré des langages différents et plus complexes que ceux de la vie. Si on reprend la définition du terme « délire Â», peut-être que ce sont des langages délirants, dans le sens où les seules formes de langage qui ont permis à la vie de rester adaptée pendant 3,8 milliards d’années sont des langages typiquement perceptifs. C‘est l’interprétation par le corps de ce qui se passe dans le monde. Quand on a construit des langages plus complexes, ceux-ci ne nous ont servi qu’à déréguler notre adaptation à l’environnement et à chaque fois, à abîmer notre environnement vivant. Il est difficile de dire que l’humain est un être qui délire, mais malgré tout, si on s’en tient à la définition des mots, cela tient ainsi. Et je rebondis par rapport à ce que vous demandiez concernant les ordinateurs précédemment. À la fin de mon « Essai sur la raison de tout Â», il y a un petit chapitre sur la technologie. Dans mon modèle, il y a 4 catégories d’objets : les objets inertes, les objets vivants, les objets humains, et les objets technologiques, qui sont tous interdépendants mais qui fonctionnent sur des principes différents : le principe du lien, le principe de la reproduction, le principe de l’exploitation de l’environnement et du déni, et un principe technologique qui lui est simplement un principe de l’exploitation de l’environnement mais qui n’a tout simplement pas besoin du déni, de la construction clivée de l’objet, parce que c’est l’humain qui s’en occupe. Et cela rejoint ce que vous disiez sur le délire ou la folie de l’humain. Effectivement, l’on retrouve aujourd’hui dans le développement d’Internet ce que Teilhard de Chardin avait présupposé, à savoir une espèce de conscience universelle. Effectivement, on a accès maintenant à tout, tout le temps. Il y a quelque chose au-delà de la pensée humaine qui s’est construit. Pour construire Internet, il a fallu altérer gravement l’environnement. C’est-à-dire que nous avons saccagé quantité de forêts, de pétrole. Internet, c’est le point culminant de notre action sur l’environnement dans le sens destructeur. Internet n’a cependant pas besoin d’intégrer dans son fonctionnement le clivage de la relation à l’environnement parce que c’est l’humain qui s’en occupe. Internet, c’est un objet politique dans la sphère humaine, parce que le politique humain s’occupe de séparer les informations. C’est pour cela que tout peut se faire sur Internet quasiment sans jugement.

 

CR

Au-delà du foisonnement, cela devient un monde parallèle, qui est « décroché Â» du vivant. Où est l’antagonisme alors ? L’antagonisme est très présent dans votre essai, parce qu’il est présent dans le réel, si l’humain est à la tête d’Internet qui n’a pas besoin du déni construit par l’humain, où la contradiction vient-elle se nicher ?

 

VM

Internet a besoin du déni humain.

 

CR

J’ai raté quelque chose dans le raisonnement…

 

VM

On va dire que dans une forme de domestication en poupées russes, l’humanité a exploité la vie et, pour certains éléments, en a fait des objets domestiqués qui sont désormais incompatibles avec la vie ; si on les remet dans la nature, ils meurent. Il n’est pas impossible que ce que supposait Teilhard de Chardin ou d’autres auteurs, et ce que je pense aussi, soit que la technologie ait en quelque sorte domestiqué l’humain à son propre bénéfice, du moins au bénéfice thermodynamique de l’évolution. On est toujours dans une perspective du lien et de dissipation de l’énergie. On est dans quelque chose qui nous dépasse en tant que sujet libre, pensant.

Le système bioanthropotechnique qui s’est construit, qui est un système de dissipation d’énergie ou de construction du lien optimisé, s’est construit par étage : l’humain a domestiqué et détruit la vie dans la relation à son environnement et ne veut pas trop voir qu’il l’a détruit pour pouvoir continuer à en profiter. Et la technologie qui est, sur le simple plan thermodynamique, à un niveau supérieur de la simple humanité inter-réagissant avec la vie, parce qu’elle consomme beaucoup d’énergie, parce qu’elle crée de la complexité, qu’elle fait circuler de l’information, a aussi en quelque sorte domestiqué l’humain. En utilisant quoi de l’humain ? Cette capacité typique à détruire l’environnement.

 

CR

Si je comprends bien, c’est à un niveau méta, la loi ne change pas. Mais la place de l’homme change. Il n’est plus sujet mais objet.

 

VM

Oui, le mot « domestication Â» est un mot intéressant.

Nous avons complètement réformé nos manières de travailler, nos industries, notre investissement du réel au quotidien avec les smartphones, parce que la technologie a besoin de se déployer quant à elle dans un phénomène d’auto-renforcement, où une fois que l’on a mis le doigt dans l’engrenage, on ne peut plus revenir en arrière. Par exemple dans un déploiement de technologie militaire, lorsque l’on a inventé un tel niveau d’armement, on ne peut plus baisser. Donc l’humanité, à un certain moment, a été obligée non plus de les maîtriser mais de suivre le développement de ces technologies, à ses dépens, potentiellement. Dans mon travail, il n’y a jamais de dates, mais des processus. Il y a quatre types d’objets dans l’univers : l’inerte, le vivant, l’humain, le technologique, et il y a potentiellement quatre périodes, du moins sur la Terre, qui fonctionne avec des principes différents. Le lien, la reproduction, l’exploitation de l’environnement dans le déni et le développement de la circulation de l’information en utilisant le déni de la couche inférieure qui est l’humain. Comme l’humain utilise la couche inférieure qui est la reproduction de la vie. Comme la vie utilise la couche inférieure qui est la construction du lien par les objets.

 

CR

Quand j’ai lu votre texte, je me suis demandé comment les mouvements de la « deep ecology Â» s’étaient emparés de votre texte ; c’est un mouvement qui part du constat que nous sommes les grands fautifs de la destruction de l’environnement et que nous devons disparaître. Votre thèse quant à elle est neutre. Elle échappe aux logiques de culpabilité. Et à ce que j’appelle : « syndrome de la tête à claques Â», qui consiste à rendre responsable les autres. Votre propos éthique ne rentre pas dans la logique de la faute.

Ils ne vous ont pas encore repéré ?

 

VM

À ma connaissance, non. Ce n’est pourtant pas faute d’être sur des réseaux, mais surtout francophones. La deep ecology est plutôt anglophone. S’ils le font, je sais comment je leur répondrai. À la limite, je serai intéressé que cela se fasse, justement pour avoir un point de vérifiabilité de mes arguments. Ainsi, je pourrais rapidement montrer qu’il manque des informations dans leur stratégie. Et surtout, s’ils utilisent mon travail, cela voudrait dire qu’ils l’ont dévoyé. Donc j’ai hâte même que cela se fasse pour avoir un exemple de ce que je ne suis pas.

 

CR

Je reviens à ce que nous avons dit précédemment, cette question de la main et de l’objet. Richard Sennett, dans ses derniers travaux, met en valeur le retour de l’usage de l’objet. La compréhension des objets que l’on utilise. Les objets réels. Et ce qui intéressant également, c’est le rapport avec les travaux sur l’obsolescence des objets et de l’homme. Dans votre apprentissage dans l’enfance, le fait de connaître le fonctionnement des objets et de chercher à l’intérieur comment cela marche est un moyen de lutter contre l’obsolescence. La méga obsolescence concerne les objets de consommation comme les smartphones et particulièrement celui-là, l’iPhone, comme tout le système Mac où l’utilisateur n’a pas accès au fonctionnement, qui rend le niveau de séparation et d’abstraction encore plus fort. Du coup, sur la question de la réconciliation, je me suis demandé, dans la réconciliation avec les objets, quel était le lien avec vos dons ? Vous n’en parlez pas dans « Le Piège de l’existence Â», j’ai fait le lien à partir des informations que j’ai trouvées sur votre site. Avoir les deux reliés, je le vois comme un chemin pratique vers la réconciliation. Qui va du questionnement mélancolique à l’accès à la réconciliation.

 

VM

J’ai un troisième ouvrage qui ne répond pas complètement, mais qui est l’articulation avec cette expérience personnelle, avec le mouvement créateur. L’ouvrage porte sur les probabilités conditionnelles, nous l’avons déjà évoqué aujourd’hui. C’est le modèle bayésien. « Le Piège de l’existence Â» et son sous-titre « Pour une théorie écologique de l’esprit Â», finalement, la théorie écologique de l’esprit de la perception, je la développe plus dans le livre sur la synesthésie. C’est là que j’évoque les quelques données anthropologiques, en expliquant que depuis les chasseurs- cueilleurs, nous avons progressivement développé des manières de dire le réel des mythologies à partir desquelles nous nous adaptons, alors que le réel, ce n’est pas ça. Finalement, ces trois ouvrages s’articuleraient de la manière suivante : il y a le manuel, il y a comment s’approprier le manuel par rapport à des éléments contemporains, des problématiques du réel, et il y a d’où vient le manuel, dans le troisième livre sur les synesthésies. Je l’articulerai ainsi.

 

CR

J’ai posé plusieurs questions dans une, ce qui n’est pas très malin.

 

VM

Il y avait la question de l’intelligence artificielle. Pour moi, l’écueil de l’intelligence artificielle, c’est qu’aucun robot n’aura jamais son autonomie s’il ne parvient pas à faire ce qui se passe chez nous, c’est-à-dire justement construire un objet à la fois total et partiel. Nous, nous avons une adaptation biophysique animale qui est notre objet total, on va dire, et une structure de déni qui est notre structure de langage, etc. Tout cela cohabite en nous, dans une forme de répression plus ou moins performante, bien construite. Et chez le synesthète, il y a une certaine perméabilité. Mais tant que les objets d’intelligence artificielle investiront le réel en objets totaux, il n’y aura pas d’abstraction. Pas d’intelligence telle que nous la concevons. L’intelligence performance, on sait faire. On sait imiter des sections du cerveau. Mais on ne pourra pas donner une subjectivité à un objet informatique tant qu’on ne saura pas circonscrire dans son intérêt certaines informations et en rejeter d’autres. C’est ce qui pour moi structure notre psyché.

 

CR

À ces frontières de l’animal et du robot, l’humain est le seul aujourd’hui qui combine les deux. À la fois partiel et total.

 

VM

Je pense, oui.

 

CR

Et cela définit l’être humain, mais nous ne voulons pas le savoir parce que cela nous mène tout droit à la révélation que nous détruisons pour survivre et que cela nous mène à notre destruction totale.

 

VM

L’origine de notre conflit intérieur, c’est Eros et Thanatos, suffisamment bien clivés pour que l’on soit efficace. Le problème de cette révélation en nous, c’est qu’elle est démobilisatrice et qu’elle coupe la décision politique en nous. C’est ce que je propose dans un article sur la singularité écologique. C’est la crise qui va peut-être nous exposer à une forme de révélation. Effectivement, à un certain moment, on aura tellement vécu de crises et de chocs que l’on va finir par comprendre que l’on ne peut plus agir sans détruire l’environnement. C’est une forme de singularité qui est parallèle à la singularité technologique, datée à la même période selon moi. Le rapport Meadows sur la croissance du Club de Rome, c’est 2030. La singularité technologique c’est 2030, 2040. C’est trop évident pour que l’on ne se pose pas la question dans quelle mesure l’un cache l’autre, ou l’un dit quelque chose de l’autre. Et la singularité écologique, c’est pour moi ce concept : nous fantasmons sur le développement exponentiel de la technologie, en même temps il y a une destruction exponentielle de l’environnement qui nous mène vers une autodestruction. La singularité écologique, c’est se dire : que va-t-il se passer à ce moment-là ? Est-ce que notre cerveau individuel et collectif va être encore capable d’agir dans la révélation même que toute action n’est plus possible sans déni d’une réalité destructrice ? Je ne sais pas. Pour moi, c’est une forme de point d’interrogation. Parce qu’à l’échelle individuelle, on peut se poser la question. J’y arrive. Il n’empêche que dans mon action, je suis soumis au déni et que je vis le déni tout le temps. Mon smartphone est cassé, je vais m’en racheter un. Et en plus, je vais y prendre du plaisir. C’est-à-dire que notre construction est suffisamment incroyablement performante que même la conscientisation du pire ne nous empêche pas une adaptation. C’est fascinant. Maintenant que se passera-t-il quand nous serons acculés ? Je n’en ai aucune idée.

 

CR

Il y a un autre point que nous n’avons pas discuté – sauf si j’ai mal compris votre livre –, la question de la compétition. La compétition autour des ressources. Qui amène par exemple à l’alibi des guerres de religion, un autre registre du déni.

Par rapport à cette compétition, on peut être pessimiste et avoir la vision qu’au moment où nous serons acculés, la compétition sera extrême. En parallèle, j’observe depuis quelques années des publications sur « l’empathie Â», à la fois du côté du monde animal des singes de Frans de Waal et du côté de la méditation, avec Mathieu Ricard, ou en France, les travaux du sociologue Norbert Alter sur la coopération et la compétition. Pour moi, cela fait partie des signaux faibles d’un discours qui est de dire : « Nous avons ces capacités d’empathie. Â» Notre cerveau nous le permet, et il serait temps de les développer, de déplacer notre perception anthropologique de ce que nous sommes et de basculer du côté de l’empathie qui est du côté de la nature, du lien et du côté synesthésiste. C’est comme s’il y avait un combat de définition de ce que l’homme est capable de faire, dans ses capacités de relations.

 

VM

Deux choses, je pense que l’on subit un point aveugle historique. On est la veille de quelque chose inconnaissable. Et pour lequel je ne peux faire aucun pronostic… Même si effectivement, il y a des signes que des choses changent, par les jeunes en particulier. Les jeunes réinvestissent une forme de lien affectif, social, émotionnel. Il y a des pratiques dans le sens de l’empathie ; moi-même, dans les ateliers de synesthésie, je sens qu’il y a une demande de retrouver du lien. Pour moi c’est clair, je vous suis complètement. Et la question de la singularité écologique est de savoir effectivement ce que va produire cette conscientisation éventuellement globale – parce que l’on va finir par avoir un effet global de ces problèmes globaux, donc toutes les populations humaines vont se trouver avec un questionnement commun. Puisque, quelle que soit la culture, c’est bien la nature humaine qui nous lie. La révélation que nous avons un questionnement commun, malgré nos différences, va peut-être créer quelque chose de commun, mais je ne sais pas quoi.

Quant à la compétition, je crois qu’il y a un biais dans mon travail. C’est celui d’avoir une lecture de la compétition trop occidentalisée, alors que ce n’est pas ma définition de la compétition. Selon moi, la compétition n’est pas dans la destruction de l’autre. Elle est existentielle. C’est-à-dire que la compétition entre les systèmes n’est pas dans l’intention de détruire l’autre mais elle est toujours positive. Je n’ai pas assez bien présenté la compétition sous l’angle thermodynamique.

 

CR

En parlant de thermodynamique, dans Opossum 2, nous pensons publier l’extrait de votre livre sur la thermodynamique. Cela confirme son importance. Et je comprends mieux mon biais sur ma compréhension de la compétition.

 

VM

Vous n’êtes pas la seule. La guerre est une forme de compétition, mais ce n’est pas la compétition.

 

(suite de l'entretien)

 

 

 

 

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