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 Aurèle LostDog par Cynthia Fleury

 

Longue histoire que celle du chien dans la philosophie.

Longue histoire que celle d’Aurèle.

L’artiste trimballe son errance et sa créativité depuis l’âge adolescent, héritier d’un post-pop-art et des ruines d’une certaine industrie et d’un certain marché.

Les ruines du certain, c’est sûr.

Mais le sourire d’Aurèle est aussi célèbre que son International Aurèle Yellow : il a la candeur et la fidélité du regard canin. Le chien, donc, sera son emblème, comme celui d’un art désœuvré et désœuvrant, comme celui d’un monde splendide et triste, chatoyant et dur.

L’artiste crée inlassablement, faisant lien de tout, faisant lien avec tout. Chaque expérience est traduite en art, en ironie, en beauté, en déconstruction de la beauté. « Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l'ai trouvée amère. – Et je l'ai injuriée », dit l’autre errant. Là, il n’y a pas d’insulte. Un chien, ça aime, ça reste, ça ne se perd vraiment jamais, car le but donné n’est pas si clair : il surgit au gré des rencontres et des affinités. Et Aurèle a aimé. Il a aimé jusqu’à en tomber malade … pour toujours.

Le chien, bien sûr, est un symbole en partage. C’est un modèle important, pour les Cyniques, et notamment Diogène en tête. Mais jusqu’au XXe siècle, l’animal reste déterminant, avec Lévinas qui l’évoque dans les camps nazis, seul capable de reconnaître les hommes. « Nous étions soixante-dix dans un commando forestier pour prisonniers de guerre israélites, en Allemagne nazie. […] Nous n'étions qu'une quasi-humanité, une bande de singes. Force et misère de persécutés, un pauvre murmure intérieur nous rappelait notre essence raisonnable. Mais nous n'étions plus au monde. […] Et voici que, vers le milieu d'une longue captivité — pour quelques courtes semaines et avant que les sentinelles ne l'eussent chassé — un chien errant entre dans notre vie. […] Pour lui — c'était incontestable — nous fûmes des hommes. » Le chien a toujours la mémoire de l’homme.

Sans nul doute l’a-t-il encore quand les hommes ne l’ont plus.

C’est la leçon lévinassienne de l’animal éternel.

Quand l’individu perd sa conscience, sa dignité, sa place dans le monde, lorsqu’il erre dans les rues et les camps, qu’autour de lui aucun regard humain ne le restitue, il reste le regard animal, si direct, si pleinement triste et gai, pour se retrouver un instant « sujet ».

Chez les cyniques, le chien reste l’emblème de la frugalité, celui qui possède des désirs simples, vite assouvis. Qui se contente de peu. Qui n’est pas insatiable. Il est aussi celui qu’on traite de « chien », celui que les autres rejettent ou moquent parce que trop misérable. Á Polyxène qui s’indigne d’entendre qualifier Diogène de chien, celui-ci répond : « Mais toi aussi, appelle-moi le chien : Diogène, pour moi, n’est qu’un surnom : je suis en effet un chien, mais je fais partie des chiens de race, de ceux qui veillent sur leurs amis ».

Voilà donc le chien.

Non pas surveiller mais veiller sur.

Et tel est le chien d’Aurèle.

Il veille sur les âmes errantes de la ville, les passants et les trépassés. Il veille sur les autres, lui qui n’a personne pour veiller sur lui. Comme Argos a reconnu Ulysse après vingt ans d’Odyssée, alors même que personne en son royaume ne le reconnaît, Lost Dog a très certainement reconnu Aurèle. Lost Dog, c’est l’histoire d’une reconnaissance inversée, celle d’un chien reconnaissant son maître, celui qu’il aimera, celui qu’il a envie de suivre, celui dont il cherche le regard serein. Errance sur errance. Mais l’errance de l’homme demeure artistique, sublime. Et le jaune d’Aurèle paraît comme un soleil.

Cela fait quarante ans qu’Aurèle promène sa plastique dans le monde, sur tous les continents, à la ville, à la campagne. Les mégalopoles l’accueillent, virtuellement ou physiquement. Il construit nos imaginaires, entrelace son art dans les méandres de la vie quotidienne. Parmi les multiples œuvres, toujours un même fil, devrait-on dire un petit chien, l’ami perdu, l’ami retrouvé. Celui qu’on a tous perdu un jour, cet autre « nous-même » que l’on a abandonné un jour, par vent trop fort de performance sociale obligée. Lost Dog nous garde dans sa mémoire, nous qui l’avons oublié.

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